Mongolie @helene_decaestecker

Voyage en Mongolie : au coeur des steppes en autostop

Traverser la Mongolie, c’est s’immerger dans une immensité où chaque pas devient une rencontre avec la nature et les habitants. Entre steppes infinies, lacs scintillants et villages isolés, notre aventure en autostop nous a offert des moments d’intimité avec le paysage et les Mongols, parfois imprévisibles, toujours chaleureux.


De la verticalité des villes à l’horizon infini des steppes 

Le passage de la frontière mongole est une respiration après la densité des villes chinoises. Ici, tout devient vaste, presque lunaire. On est libres, et on se jette à pieds dans un paysage immobile, guidés par le moindre bruit de moteur. Le premier stop est immédiat : une voiture s’arrête, puis un camion qui nous avance vers Bulgan. Le calme des steppes est seulement troublé par les camions à contre-sens. L’autostop, en Mongolie, se révèle étonnamment simple et presque naturel.


Trajets express vers Olgiy

Arrivés à Bulgan, on retire du cash et on goûte à une cuisine mongole influencée par la Chine. On reprend directement le stop en empruntant la route vers Hovd, tout en découvrant la musique mongole : lyrique, orchestrale, pleine d’émotions. Les paysages défilent, verts et vallonnés, parsemés de yourtes blanches et de troupeaux, comme sur une toile vivante. Le coucher de soleil colore les collines, et l’on savoure chaque instant avant de s’éloigner de la ville pour poser notre tente.

À Olgiy, l’accueil est froid. Nous avions décidé de rejoindre notre hôte, recommandé par un voyageur, pour avoir un premier pied-à-terre et rechercher des informations. Cependant, celui-ci est occupé, saturé même, par son business touristique qu’il fait tourner avec les personnes qu’il héberge en leur proposant des tours ou d’être logé plus confortablement en échange de contrepartie. Il n’y a pas vraiment d’échange humain, on est pris pour des clients, comme dans un restaurant où on nous déroule un menu. La promiscuité des yourtes, les chiens qui aboient, le silence tendu de sa femme, tout semble éloigné de l’hospitalité que l’on espérait. On s’est vite aperçu que les villes mongoles n’ont que très peu d’intérêts. On décide d’écourter le séjour et de repartir dès le lendemain vers les lacs, bivouaquer et retrouver le souffle des steppes.

En dehors de la ville, le paysage offre une vue à 360 degré, on a l’impression de faire du surplace. Il faut marcher plusieurs kilomètres pour enfin mettre les pieds dans le lac alors qu’il semblait si proche du regard, au pied de la route principale. Chaque pas est une immersion dans une nature vaste, où l’on croise troupeaux de chevaux, yaks et moutons, parfois seuls ou accompagnés de bergers à moto.

Nous sommes ensuite retourné à Kovhd pour reprendre la route vers le Nord. Là-bas, en périphérie de la ville, le reste d’os des animaux, les quelques déchets délaissés, les zones parfois trop humides, inondés et l’arrivée des moustiques dans la soirée sont autant d’obstacles, dans ce mélange de nature et d’urbanité, pour trouver l’endroit adéquat où mettre la tente.


Routes vers le nord entre rencontres et imprévus

Les routes du nord révèlent une autre facette du voyage. On quitte l’axe principal pour s’engager sur des pistes secondaires, plus incertaines, où les conducteurs se succèdent, imprévisibles. Certains sont ivres, d’autres silencieux et calmes. On sent que l’aventure commence réellement : direction Ulaangom, mais en suivant des détours que nous ne maîtrisons plus.

On tente d’expliquer aux conducteurs que nous voulons simplement atteindre le prochain village. Finalement, un pick-up s’arrête. Nous grimpons à l’arrière, ballotés par une vitesse folle, le vent plaquant nos visages comme un lifting improvisé. Impossible de garder nos couvre-chefs : nous les serrons contre nous en nous accrochant comme on peut. Rapidement, nous comprenons que la voiture ne va pas dans la bonne direction. Difficile pourtant de communiquer depuis la benne. Alors, on s’accroche à une idée : peut-être existe-t-il un chemin détourné, méconnu, qui nous mènera malgré tout à destination.

Le conducteur, nerveux, jette des canettes de bière par la fenêtre, une puis deux. La nuit tombe, le froid s’intensifie, et l’angoisse grandit. Nous savons qu’il faudra refaire ces kilomètres à pied ou en stop le lendemain. Lorsque la voiture ralentit près d’un lac, nous prétextons la nécessité de bivouaquer en désignant le soleil qui disparaît à l’horizon. Il accepte. Soulagés, nous quittons ce véhicule dangereux.

Le lendemain, retour au même croisement. Le soleil pèse sur nos épaules, les voitures filent ailleurs, rares sont celles qui montent vers Ulaangom. Enfin, une voiture s’arrête. Dedans, un père et son fils. Dans le coffre, des pastèques en abondance, mais aussi des packs de sodas, de bières et des bouteilles de vodka en grand nombre. Cette fois, ils vont bien vers le nord. Nous embarquons.

À peine installés, ils nous tendent des bières. Leur manière de boire surprend : versées dans des bols, avalées d’un trait comme du petit lait. Le père, qui ne conduit pas, enchaîne les shots de vodka à intervalles réguliers, parfois en servant son fils conducteur, comme s’il abreuvait encore un enfant. Derrière ce geste se cache une complicité étrange, troublante, mais aussi un déséquilibre évident.

Leur accueil est sincère, leur joie palpable, mais un fossé se creuse : peu de points communs, une communication limitée, et certains gestes nous heurtent. Les canettes vides passent par la fenêtre, projetées dans la steppe. Pour nous, habitués à voir cet espace comme un sanctuaire, c’est incompréhensible.

La voiture s’arrête près d’un monument de pierre. Nous croyons d’abord à une pause banale, jusqu’à remarquer des mouvements étranges du fils au volant. Sur le point d’intervenir, nous comprenons : son père lui tend une bouteille. Il urine dedans. Un instant plus tard, la vérité se dévoile : il est unijambiste. Victime d’un accident de voiture, il conduit grâce à une corde et sa jambe valide.

Un pique-nique s’improvise : beignets farcis, pastèques et bières à profusion. Puis la voiture quitte la piste pour foncer dans les steppes, jusqu’à une yourte où vit une grande famille. L’intérieur est rudimentaire mais accueillant : lits accolés, un poêle central, de la viande suspendue à sécher, des téléphones branchés sur une seule multiprise. Les enfants jouent nus, insouciants, tandis que les adolescents jonglent entre traditions et modernité, casquettes à l’envers, yeux rivés sur leurs écrans, enjambant les chevaux comme les motos. On nous offre thé, fromage dur, pain et lait de jument. Refuser serait une offense, alors nous goûtons, malgré nos hésitations. À l’extérieur, les hommes s’installent près des chevaux. Vodka et bière à la main, ils boivent assis à même le sol, indifférents aux excréments qui jonchent la terre. Nous faisons semblant de suivre, gardant la même bière en main pour éviter d’être resservis sans fin.

Peu à peu, l’ivresse bascule. L’euphorie laisse place à quelque chose de plus sombre. Le fils, unijambiste, semble étouffer sous le poids de son handicap, que l’alcool exacerbe. Le père, tout aussi ivre, tente maladroitement de l’apaiser. Leurs paroles se brouillent, un dialogue de sourds, douloureux mais profondément humain.

Ce qui devait être trois heures de route devient six. La steppe s’embrase de lumière dorée avant de plonger dans la nuit. Quand enfin la voiture retrouve une piste principale, nous n’aspirons qu’à une chose : planter la tente, loin de cette ivresse sans fin, et retrouver le silence des grands espaces.


Atteindre Morön en fuyant dans la nuit

On se retrouve seuls au milieu des steppes, face à un chameau solitaire. L’une de ses bosses tanguait, sans doute par manque d’eau. Il était dans un piteux état, une barre métallique passée dans son nez. Ce n’est que bien plus tard que nous comprendrons que cet objet sert à y accrocher une corde pour que les hommes puissent le manœuvrer.

Au loin, on voyait les voitures apparaître à plusieurs kilomètres. Elles étaient rares, mais comme il n’y avait qu’une seule route, impossible d’en rater une. La boîte de haricots tout juste ouverte pour notre repas passe alors au second plan. Une famille finit par s’arrêter et nous emmène jusqu’au lac Khyargas. Le trajet est silencieux, mais nous sommes heureux de quitter ces petites routes cahoteuses. La voiture est moderne, climatisée, équipée d’un écran dernier cri diffusant des chants mongols. On file vite, sans sentir les bosses d’une route en mauvais état. Ce contraste nous frappe : après tant de conducteurs ivres, voilà des gens sobres, calmes, posés. Concis dans leurs échanges, presque lisses. Ils veulent simplement aider, rien partager, ou du moins le minimum syndical. Arrivés au lac, ils déballent leur pique-nique sans nous convier. Cela ne nous dérange pas : après ce que nous venons de vivre, cette distance nous convient.

On profite du lac pour se baigner, nous rafraîchir et laver nos vêtements autour d’un petit repas improvisé. On hésite à camper ici, mais finissons par décider de tenter encore le stop pour avancer vers Morön. La route est longue. Vers 16 h 30, une petite camionnette s’arrête. Trois personnes à bord. Nous montons à l’arrière, allongés parmi les bagages, sans ceintures, sans sièges. Nos dossiers sont des sacs entassés, nos accoudoirs des packs de bières. Ils en boivent, mais peu : sur les routes principales, on ne prend pas les mêmes risques que dans les pistes perdues des steppes où tout semble permis.

Le voyage se fait au son des musiques mongoles. Nous comprenons qu’ils retournent à Oulan-Bator. Nous leur expliquons notre objectif : atteindre Morön, puis rejoindre le lac Telmen pour camper. La nuit tombe sur des paysages toujours féeriques. Les conducteurs se relaient, imperturbables. Parfois, nous nous arrêtons près de petites constructions qui ressemblent à des toilettes : des trous protégés par des murets, où l’on voit dépasser les têtes des usagers, comme pour leur offrir une vue imprenable sur la beauté du décor alentour. Vers minuit, nous atteignons le lac et campons non loin de la route principale.

Pour relier Morön, il faut à nouveau s’engager sur une route qui s’enfonce dans les steppes. Une fois encore, le flux de voitures est quasi inexistant. Ici, il n’y a pas vraiment de route : chacun trace sa propre trajectoire, choisissant l’endroit où les flaques sont les moins profondes pour éviter de s’embourber. Un passager descend. C’est un jeune Européen qui s’avance vers nous. Il voyage lui aussi en stop et nous demande notre destination. Quand nous lui répondons « Morön », il esquisse un sourire désolé : lui part dans l’autre direction, et avoue avoir peiné à trouver une voiture pour quitter la steppe. Il remonte aussitôt à bord, trottinant pour rattraper son chauffeur.

Nos joues se gonflent et se dégonflent de lassitude. Nous décidons de marcher un peu plus loin, à la recherche d’une bifurcation où les pistes semblent se croiser avant de se séparer à nouveau. C’est là qu’une voiture apparaît au loin. Nous agitons les bras et elle s’arrête. À l’intérieur, deux jeunes Mongols, habillés de façon moderne, dans une voiture convenable. Le conducteur, propriétaire du véhicule, accompagne son ami jusqu’à une mine avant de poursuivre vers Morön. Ils nous offrent des bonbons blancs, au goût de réglisse et de cacahuète. Impossible de ne pas penser aux conseils de nos parents : ne monte pas dans la voiture d’un inconnu, n’accepte pas de friandises de la part d’étrangers. Ici, en plein désert humain, sans réseau, ces mises en garde résonnent étrangement en décalage, tant nos conducteurs sont aimables et le risque inexistant.

La route se transforme vite en piste boueuse. La voiture accélère, ralentit, zigzague. Moron n’est pas à quelques heures comme nous l’imaginions, mais à une véritable traversée de nuit. Pourtant, nous nous sentons en sécurité. Le terrain est plat, les obstacles rares, seuls la boue et les rivières qui coupent parfois la piste freinent notre progression. La faune s’écarte sur notre passage : lapins, oiseaux, silhouettes furtives que nos phares surprennent. Le conducteur enchaîne les manœuvres, change sans cesse de trajectoire, cherchant la piste la moins cahoteuse. Il conduit comme un pilote de rallye, transformant la route en terrain de jeu.

Nos corps encaissent les secousses. La ceinture cisaille parfois la clavicule à chaque freinage brutal ou coup d’accélérateur. Mais peu importe : la fatigue finit par prendre le dessus. Les paupières se ferment malgré le rythme effréné, laissant place à des micro-siestes arrachées au milieu de cette course nocturne. Une nuit blanche, boueuse, saccadée, mais étrangement rassurante.

Nous arrivons vers quatre heures du matin, après avoir traversé les rues désertes de Morön pour ressortir aussitôt de la ville : à peine entrés, déjà repartis. Quelques pas suffisent pour trouver un terrain plat, planter la tente, avaler des nouilles instantanées et sombrer dans le sommeil.

Le réveil sonne vers huit heures. Fatigués mais affamés, nous rêvons d’un repas qui change un peu de la rudesse de la cuisine mongole. Après plusieurs hésitations, nous nous réfugions dans un rare restaurant à pizzas. La taille de celle que nous commandons est démesurée.

Se perdre vers Ulaan-Uul

Une fois repus, nous reprenons la route, sacs remplis de provisions après un détour par l’épicerie. À la sortie de la ville, une voiture nous dépose assez facilement au croisement qui marque le début de notre prochaine étape. Là, nous patientons un moment, sans succès, avant de décider de marcher vers un lac à l’horizon, ce même horizon qui nous trompe toujours autant.

En chemin, plusieurs voitures s’arrêtent. Les aborder n’est pas simple : les routes se divisent en multiples pistes espacées de plusieurs dizaines de mètres, et nos sprints maladroits entre deux sentiers ne garantissent pas toujours que l’on nous remarque. Lorsque nous expliquons que nous voulons rejoindre Tsagaannuur, les réactions oscillent entre rires et étonnement : la destination semble trop lointaine. Sur nos cartes GPS, pourtant, le passage par Ulaan-Uul nous paraît évident. Mais c’est oublier que les Mongols, peuple nomade, n’ont pas forcément de destination fixe. Ils s’égarent volontiers dans les vallées, vivant au rythme de leurs troupeaux et de la nature, loin des trajets tracés.

Une famille finit par nous prendre en stop. Nous voilà entassés dans leur voiture, les sacs posés sur nos genoux, le regard perdu dans leurs bretelles. Très vite, on comprend qu’ils vont dans notre direction. Leur GPS affiche pourtant un trajet bien plus long que le nôtre, leur voiture semblant glisser sur des chemins qui n’existent même pas sur notre carte, ni sur leur GPS.

Après plusieurs heures, la nuit tombe. Par la fenêtre, on devine des paysages saisissants où l’on aurait aimé s’arrêter pour camper, ne serait-ce que pour rencontrer les habitants. Mais nos demandes restent vaines : soit ils ne nous comprennent pas, soit ils suivent une idée précise. Finalement, en pleine nuit, nous arrivons dans une vallée, face à une yourte. Nous comprenons qu’ils rejoignent de la famille et nous invitent à planter notre tente juste en face, là où ils vont séjourner.

Au petit matin, nous partageons le petit déjeuner avec le propriétaire de la yourte, qui nous dévisage d’un œil méfiant. Les trophées de ses courses de chevaux attirent notre regard. Il suffit que notre conducteur rappelle qu’il fut un champion pour que, l’espace d’un souffle, son visage austère s’éclaire d’un sourire éphémère. Dans l’air flotte une odeur forte de viande fraîche : des morceaux sont suspendus tout autour, prêts à être consommés. Une caisse déborde de petits pains, un seau de beurre trône à côté, la cuisine fume. Les femmes s’affairent, les hommes discutent un bol de thé à la main.

Quand nous demandons la permission de prendre des photos – de cette scène, de ces aliments, de ce décor si singulier – il refuse, cette fois avec un regard non plus méfiant, mais franchement méprisant. L’atmosphère se tend aussitôt. Nous préférons sortir, les laissant entre eux. Le fils de nos conducteurs part à cheval pour guider le troupeau dans la vallée, tandis que les adultes poursuivent leurs conversations. Autour de la yourte, d’autres peaux d’animaux pendent aux fils.

Un peu plus loin, une autre yourte attire notre curiosité. En Mongolie, voyager à pied ou en stop rend la rencontre avec les habitants difficile. Contrairement au Kirghizistan, où les familles se regroupent l’été dans un esprit festif, la yourte mongole n’est pas le symbole d’une célébration, mais celui d’un quotidien sobre, parfois rude. Ici, les distances sont immenses. Chaque yourte est isolée, comme tenue à l’écart pour que les troupeaux ne se mélangent pas. Rejoindre la voisine – pourtant « proche » – demande une quinzaine de minutes de marche.

Un chien attaché nous accueille par des aboiements. Peu à peu, des visages étonnés apparaissent à l’entrée de la yourte. On nous invite spontanément à boire un thé. Nous savons que le temps presse : nous sommes déjà attendus par nos hôtes de la veille. Mais nous profitons de ce court moment pour échanger. Contrairement aux premiers, ces voisins, en train de préparer du fromage, acceptent volontiers que nous prenions quelques clichés, heureux que l’on garde une trace de leur mode de vie. Nous savons pourtant combien cette tradition, transmise depuis des générations, se trouve menacée, tandis que la modernité avance comme une ombre, prête à engloutir ces équilibres fragiles.

Quand nous retrouvons notre hôte et nos conducteurs, nous devinons que notre petite escapade ne leur a pas forcément plu – du moins, c’est l’impression que nous en avons eue. Pourtant, s’ouvrir aux autres ne consiste pas à forcer des bras croisés à se détendre, ni à redresser des sourires à l’envers, encore moins à adoucir des émotions ou des préjugés hostiles. Nous recevons les visages et les histoires humaines tels qu’ils se présentent, sans attente, sans prétention, et donc sans frustration. Quand cela est possible, nous cherchons simplement à comprendre, sans jamais porter atteinte à leur chemin, à leurs valeurs, à leur vérité. La photographie est parfois, pour nous, un prétexte : un médium pour aller vers les autres. Nous savons bien que ceux que nous photographions n’ont pas l’habitude qu’on le leur propose, et certains n’ont même jamais tenu un appareil entre leurs mains. Comme la musique pour le musicien qui joue de son instrument, la photographie devient alors un langage, un lien universel, une manière d’entrer en relation.

En pleine vidange de leur moto, nous comprenons que notre départ sera rapide. Nous nous hâtons de plier la tente. L’idée était de rapporter leur moto à Ulaan-Uul, où ils vivaient. Comme la voiture était déjà bien chargée, l’un d’entre nous s’installe à l’arrière de la moto. Pendant la traversée, les bosses viennent parfois taper aux fesses, la promiscuité avec le conducteur tourne à la rigolade, ainsi que le franchissement des cours d’eau, transforme le trajet en un vrai défi logistique. Tout se passait pour le mieux.

Au moment de passer un pont « payant », nos conducteurs discutent brièvement avec les responsables. Ils nous expliquent alors qu’ils ne peuvent pas nous emmener plus loin. Nous descendons, compréhensifs. Une fois seuls, nous essayons de franchir le pont à pied, mais on nous demande une somme exorbitante. Nous refusons et indiquons que nous trouverons un autre chemin. Finalement, les responsables nous laissent passer gratuitement.

Nous poursuivons notre route à pied pendant plus d’une heure, croisant écureuils et chevaux sauvages, jusqu’à ce qu’un couple nous prenne en stop. En traversant un passage boisé, ils s’arrêtent pour faire une prière autour d’imposants ovoos, ces monticules sacrés ornés de rubans colorés. Chaque couleur a sa signification : bleu pour le ciel, vert pour la terre, jaune pour le soleil. Nous faisons le tour, déposons une offrande, et prenons part à ce rituel qui relie les Mongols à leur terre.

Ensuite, nous nous enfonçons dans la forêt pour chercher des myrtilles sauvages. Après plusieurs minutes, nous ne ramassons qu’une petite poignée de myrtilles, accompagnée de quelques pignons de pin. Sur la route, notre conducteur aperçoit un ramasseur avec un seau rempli et lui achète le reste de la récolte.

Ils nous déposent finalement au village de Ulaan-Uul – la montagne rouge. Nous en sortons aussitôt pour tenter de nouveau le stop, sans succès. Nous décidons alors de camper à quelques kilomètres de la ville, profitant du coucher de soleil sur les montagnes et d’un moment de repos bien mérité.

Tsagaannuur ou un pont trop loin

Le lendemain matin, une fois positionnés pour faire du stop, la première voiture, une famille de cinq, nous emmène jusqu’à Tsagaanuur. Les enfants, entassés à l’arrière, nous offrent une place de choix où nous sommes désormais serrés l’un contre l’autre. Ils gesticulent, boivent parfois de la bière – un biberon d’1,5 L – ou du très mauvais coca. Le père enchaîne les bières légères et nous en tend une à chacun lorsqu’il se sert. Sa femme semble plus mesurée avec l’alcool, mais se permet aussi quelques gorgées, étrangement modérées, comme une forme de sagesse ou de grâce.

Le père est très désinhibé, jovial et manifestement ivre. La famille jette ses déchets par la fenêtre, comme si la nature pouvait les recycler ou que la faune en ferait bon usage. Nous, Occidentaux, gardons notre stratégie : tenir une canette de bière à la main pour ne pas être jugés. Parfois, notre hôte comprend la supercherie ou pense que nous jouons les « petits buveurs » face à lui, mastodonte d’un héritage soviétique qui lui procure une joie quotidienne. Les dents de la famille sont jaunies, noircies ou manquantes. Là aussi, notre jugement reste en retrait. Qui sommes-nous pour juger l’omniprésence du coca-cola ou la culture de l’alcool dans leur vie nomade, en pleine contemplation de la nature ? Personne. Nous ne sommes que des observateurs, réfléchissant à nos propres valeurs occidentales.

Nous faisons une pause au bord d’une rivière pour que chacun puisse se soulager. La femme a sa technique bien à elle, typiquement mongole : elle se couvre avec son manteau pour préserver son intimité. Le père, lui, s’adosse à la rivière, laisse tomber sa raideur accumulée par les secousses de la route, les bosses, les détours, les flaques de boue et l’alcool qui l’enivre. Dans la voiture, le manque de place nous fait parfois nous cogner la tête à chaque rebond. Les passages dans la forêt rendent la route encore plus périlleuse, mais notre conducteur semble parfaitement à l’aise à zigzaguer entre les arbres et la boue.

Une fois arrivés à l’entrée du village, nous pique-niquons avec leur entourage, qui les a rejoints sur le point de vue où nous nous étions arrêtés, avant que leurs amis nous invitent chez pour quelques heures, dans une sorte de chalet en bois. Les forêts sont omniprésentes ici, et les habitants utilisent le bois pour construire leurs bâtiments. Leur chalet reprend la configuration d’une yourte : une seule pièce, de forme rectangulaire remplaçant la forme ovale d’une yourte. Quelques lits sont installés dans les coins, et au centre trône, comme dans la yourte, un foyer de cuisson.

Nous y passons les heures à boire, que ce soit du thé au lait ou de la bière. La vie y est rudimentaire, pourtant les enfants ne manquent pas de joie et les adultes ne semblent manquer de rien. La barrière de la langue, notre distance avec leur culture de l’alcool ou même avec leur manière d’élever les enfants nous pousse à faire, inconsciemment, des parallèles avec notre propre culture : l’alcool est plus ou moins accessible aux enfants, comme il l’était en France avec le vin il y a quelques générations ; la nudité des jeunes enfants ne pose aucun problème ; l’accès aux écrans, même dans des territoires qui nous semblent si reculés, n’est en réalité pas restreint.

La promiscuité des membres de la famille nous paraît très éloignée de notre modèle social occidental, où une maison comporte cuisine, chambres, salon, salle de bain… Ici, une seule pièce suffit pour tout. Les toilettes sont forcément à l’extérieur, avec un simple trou pour isoler les excréments, et on se lave également dehors. Les normes d’hygiène diffèrent radicalement des nôtres.

Toutes ces différences, nous les avions plus ou moins vécues lors de notre traversée d’Asie centrale, mais ici, le mode de vie mongol est étonnamment l’un des plus rudes que nous ayons jamais pu côtoyer. 

Nous avons ensuite fait nos adieux et avons décidés de poser notre tente au bord du lac. Le lendemain, nous avons essayé d’entrer dans la taïga sans succès. Les « tsaatans », une population de quelques familles d’éleveurs de rennes y vivraient. On s’est fait stopper à l’entrée, avant le pont qui traverse la rivière, par le garde qui nous a demandé si on avait un permis que nous n’avions pas pour y pénétrer. Nous avions essayé de ruser et de passer avec la seule voiture mongole de l’après-midi car les Mongols n’ont pas besoin de permis en expliquant évidemment notre situation à nos conducteurs. C’était bien tenté mais les personnes dans la voiture étaient des membres de la famille du garde ! Comme un signe du destin, nous avons donc laissé tomber et en reprenant la route du retour vers Ulaan-Baator.

En faisant du stop en soirée, nous avons été pris par deux hommes qui réparaient un pont en bois, où nous avions attendu quelques heures qu’une voiture nous prenne. Le conducteur nous a alors invités à passer la nuit chez sa famille. C’était la première fois que nous séjournions dans une maison mongole. Nous avons appris que leur fille aînée étudie aux États-Unis. Leur maison rappelle un peu, là aussi, la disposition d’une yourte, mais avec de grandes pièces et, étonnamment, un étage ! La cuisine est séparée de la pièce à vivre, et les chambres à l’étage possèdent des lits directement posés à même le sol. On y trouve également des canapés, des tableaux, des photos de famille, une table et des chaises dans la cuisine, ainsi qu’un lavabo et des plaques de cuisson. Notre dernière nuit dans un bâtiment en dur remontait à la Chine. Nous avons pu recharger nos téléphones, et le lendemain, le couple avait pris soin d’organiser pour nous un moyen de rejoindre Moron, sans que nous ayons à leur demander quoi que ce soit.

C’est comme cela que le lendemain, nous nous retrouvons en compagnie de Erdene, né à Ulaan-Uul, un conducteur de camion, qui fait le trajet cinq fois par mois (le trajet dure 4 à cinq jours) pour approvisionner les villages en essence. Là aussi, de nombreux ovoo sont sur la route. Erdene s’y est arrêté pour poser quelques biscuits comme offrandes et y faire trois fois le tour. D’autres personnes qui nous ont pris en stop, y ont ajouté une pierre et saupoudré une poudre. « Nous adorons le ciel, les montagnes et les rivières » nous a dit Erdene. C’est une région où le chamanisme est encore présent. Nous avons fait un arrêt chez sa mère pour manger la fameuse soupe de nouilles et de moutons dont il nous avait parlé. Après une nuit où nous posé notre tente, près de son camion, nous avons atteint Morön le lendemain.

Publications similaires